Honoré de Balzac est un écrivain français né à Tours en 1799 et mort à Paris en 1850. Balzac est probablement, avec Victor Hugo, le plus connu des écrivains du Dix Neuvième siècle, mais à la différence de Victor Hugo, il ne fait pas l’unanimité. Il est souvent associé avec la peinture cruelle du monde bourgeois, ou alors avec une tendance à faire des descriptions à n’en plus finir. De lui, on retient La Comédie Humaine, comprenant plus de quatre-vingt-dix œuvres dont les plus célèbres sont « Les Chouans », « Le père Goriot », « Les Illusions perdues »… Balzac est aussi l’un des auteurs les plus méconnus. Bien plus qu’un écrivain réaliste du siècle bourgeois, Balzac s’est essayé à de nombreux styles, roman historique, fantastique, ésotérisme, espionnage, policier… Il laisse une œuvre considérable et dont l’influence n’est pas encore bien comprise.
Biographie de Balzac
Honoré de Balzac est l’un des quatre enfants de Bernard François Balssa et d’Anne-Charlotte-Laure Sallembier. Son père est secrétaire au conseil du roi et sa mère vient d’une famille de passementiers. Il a une affection particulière pour sa sœur Laure. A partir de 1807, il est pensionnaire au collège des oratoriens de Vendôme, puis à partir de 1814, il étudie au collège de Tours. Puis il continue ses études à Paris, bientôt rejoint par sa famille. Honoré obtient son baccalauréat, suit des cours de Droit puis devient clerc de notaire. Peu à peu il se découvre une vocation littéraire, et commence à écrire. C’est une rupture avec son milieu bourgeois. Il devient l’amant de Laure de Berny, femme de vingt ans son aînée, et dont l’influence traversera son œuvre, et surtout dans les personnages de femme. Admirateur de Walter Scott, Balzac s’essaie au roman historique. Mais la plupart de ses romans de jeunesse sont des échecs commerciaux. Il les considérera comme des échecs littéraires, indignes de figurer aux côtés de ses autres œuvres, les cent trente-sept…Et elles tomberont dans l’oubli. Balzac veut devenir riche. Comme beaucoup de ses contemporains, il se lance dans les affaires. Il sera imprimeur, il cultivera même des ananas, exploitera des mines d’argent désaffectées en Sardaigne. Il échoue partout. Il se lance aussi dans l’édition. Il fait rapidement faillite (en 1826), et se relance dans l’écriture. Il connaît enfin le succès avec « Les Chouans » en 1829, publié chez l’un de ses anciens associés (un de ceux avec qui il avait précédemment connu la faillite). Devenu célèbre, il s’essaie aussi au journalisme, expose ses opinions politiques, monarchistes et conservatrices. Quelques années plus tard, en 1834, année de la parution de « Le père Goriot », Balzac achètera même un journal, La Chronique de Paris, qui fera également faillite deux ans plus tard.
En 1831, la parution de « La peau de chagrin » est un succès majeur. Au fur et à mesure qu’il écrit, la Comédie Humaine s’ébauche. Plusieurs liaisons amoureuses marqueront sa vie. D’abord il y son amitié avec Zulma Carraud, puis évidemment, il y a la passion, longuement épistolaire, avec la Comtesse Hanska. Il séjournera plusieurs fois en Ukraine chez la Comtesse, et finira par l’épouser en 1850. Entre temps, travailleur infatigable, acharné (avec sa cafetière qui lui tenait compagnie pendant qu’il écrivait toute la nuit) il aura laissé l’une des œuvres les plus magistrales de la littérature française. A partir de 1843, sa santé devient fragile, et les déceptions s’accumulent : il n’est pas élu à la Constituante en 1848, il n’est pas élu à l’Académie Française. Toute sa vie, Balzac aura cherché la reconnaissance de ses contemporains. Il aura rajouté une particule à son nom, cherché le succès dans l’édition, voulu faire de la politique, et être reconnu par ses pairs, mais l’homme qui écrivit l’une des œuvres les plus ambitieuses et les plus lucides sur la nature humaine n’aura jamais su se connaître et s’accepter. Lucide sur ses contemporains, il n’en exigeait pas moins qu’ils l’aiment et l’admirent. Peut être que le meilleur éclairage nous est apporté par l’un de ses romans, « Louis Lambert », le plus autobiographique de tous ; il décrit l’itinéraire d’un jeune homme génial, inspiré, assoiffé d’absolu, mais mal aimé et incompris.
La Comédie Humaine
Si Zola s’est « officiellement » inspiré de La Comédie Humaine (le nom est inspiré de la Divine Comédie de Dante), et que l’intention de dépasser l’œuvre de Balzac est derrière l’idée des Rougon-Macquart, Balzac ne s’inspire pas vraiment d’un modèle pour façonner la Comédie Humaine. Et d’ailleurs, l’idée ne lui vient pas tout de suite. Entre 1830 et 1834, Balzac expérimentera avec les personnages récurrents, et de là lui viendra l’ambition de peindre son monde contemporain. Il regroupera les œuvres par thèmes, accumulera les personnages, les fera revenir, leur trouvera des parentés, des liens, des itinéraires communs, croisés (d’où sa constante réécriture de romans précédemment publiés), et des thèmes récurrents qui fondent la vraie structure de l’ensemble, pourtant divisé en partie distinctes d’une façon qu’il expliquera mieux lui-même : « à la base de l’édifice : les Etudes de mœurs représentent les effets sociaux. La seconde assise est les Etudes philosophiques, car, après les effets viendront les causes…Puis, après les effets et les causes, doivent se chercher les principes. Les mœurs sont dans le spectacle, les causes sont dans les coulisses et les machines. Les principes, c’est l’auteur, mais, à mesure que l’œuvre gagne en spirales les hauteurs de la pensée, elle se mesure et se condense. »
C’est la théorie. Mais nous ne sommes pas sûrs que Balzac ait été un génie du plan et de la structure, comme Zola, disons. Contrairement aux Rougon-Macquart, il faut prendre beaucoup de recul afin d’apprécier l’œuvre, sa logique etc…Car l’œuvre est tout bonnement gigantesque : si l’immense richesse offerte par la juxtaposition de deux mille personnages parsemant cent trente sept œuvres dont quatre-vingt dix romans donne le tournis, chaque roman peut être appréhendé séparément. Ce sont les mêmes thèmes qui apparaissent encore et toujours, beaucoup plus comme le produit d’un compositeur génial qui donne dans les variantes, et reprend la même architecture, mais avec de subtiles variations derrière des extérieurs d’apparence distincte. Beaucoup de personnages se ressemblent. Si les extérieurs et les histoires changent, le lecteur non spécialiste de Balzac a le sentiment d’une éternelle répétition des mêmes schémas humains, de la même dynamique sociale, que les mêmes obsessions reviennent, encore et toujours, avec évidemment quelques notables exceptions, telle l’extraordinaire « La peau de chagrin », un des plus beaux textes de la littérature française, et le meilleur livre de Balzac assurément.
Finalement, que Balzac ait refusé que ses premières œuvres soient incluses dans l’ensemble de La Comédie Humaine montre de nouveau son obsession et sa soif d’absolu. Il voulait réaliser quelque chose d’unique, La Comédie Humaine, où tout serait contenu. Et en cela, il est absolument unique. Il a inventé, créé un monde aux dimensions presque…surhumaines.
Pour réaliser cette œuvre gigantesque, Balzac reprendra un nombre étonnant de fois la majorité de ses romans, et cette œuvre, il la réalisera en vingt ans. Quels en sont donc les thèmes ?
Les thèmes de Balzac
D’abord, il y a l’argent. L’argent est partout, dans l’œuvre de Balzac. Et contrairement à l’œuvre de Zola, l’argent n’est pas un simple vecteur du sexe. Balzac se livre à des observations d’une minutie extraordinaire, nous livre les affaires de chaque personnage, du petit rentier au géant de la finance, avec une richesse de détails qui ne souffre aucune comparaison. Alors, naturellement, on peut ébaucher deux théories, l’une raisonnable, et l’autre audacieuse. La première, c’est que Balzac était un observateur génial de son temps et de son époque, et que l’argent était bien le mécanisme explicatif du Dix Neuvième siècle, comme la consommation sera certainement vue comme la grille de lecture de la seconde moitié du Vingtième siècle. En cela, l’argent se gagne, ou se vole, ou s’escroque. Une chose est sûre : toute personne qui s’enrichit le fait toujours malhonnêtement. En cela, quelques années avant Marx, avant tout le monde, Balzac a peut être compris le Dix Neuvième siècle. L’autre hypothèse, c’est que La Comédie Humaine n’est qu’un gigantesque exutoire, et que Balzac ne cesse de mettre en scène ce qu’il n’a pas. Il y a probablement un peu des deux, mais nous trouvons que Balzac, inspirateur de Marx, ça a tout de même de l’allure…
Ensuite, il y a le Droit. Balzac est peut être le premier à voir les grands thèmes de son époque, car la fin de la noblesse, et la domination sans partages de la bourgeoisie, ce sont bien la manipulation de l’argent, et la protection du Droit qui en sont les principaux vecteurs. Ancien clerc de notaire, destiné au notariat, le Droit, Balzac connaît, et ses descriptions des mécanismes juridiques ainsi que du fonctionnement du système judiciaire français sont tout bonnement époustouflantes. À la différence de Zola, on sent le vécu.
La morale balzacienne. Dans presque tous les romans balzaciens s’échafaude une morale qui, nous le croyons, a profondément influencé la société française, et la perception qu’elle a de la bourgeoisie et de l’argent. Il n’y a pas de personnages bien intentionnés qui ne finissent mal. Toute personne trop honnête ou naïve sera à un moment la proie d’un rapace qui le dépouillera, le violera, le jouera, conduira à sa misère, sa déchéance, son suicide, sa mort accidentelle, la perte de ceux qu’elle aime. Si les êtres trop honnêtes sont systématiquement sacrifiés à la manière de l’agneau sur l’autel de la société presque choquée que l’on ait pris ses vessies pour des lanternes, ses sacrements pour des vérités, certains personnages, les forts, les êtres intelligents et endurcis, sont parfois plus ambivalents. Capables de pitié, ils n’hésitent jamais à se venger, à ruiner, tromper, voire assassiner, mais au moins ils ont un code de morale qui a le mérite de garder une certaine cohérence, contrairement au code de morale complètement absurde qui régit la société et que tous acceptent, bien que tous sachent que les règles officielles n’ont rien à voir avec les règles réelles, sauf les gens honnêtes, lesquels finissent toujours par le payer.
Les femmes de la société. Beaucoup arrive par les femmes dans les romans de Balzac. Celles qui ont du pouvoir et de l’expérience, sans pour autant être des parangons de vertu ou d’honnêteté, ont souvent un esprit manipulateur extraordinairement développé, et une intelligence situationnelle rare, qu’envieraient la plupart du temps leurs crétins de maris. Encore une fois, la vie personnelle de Balzac (Laure de Berny) permet de comprendre les particularismes de ses personnages féminins.
Les forts et les faibles. Finalement, n’ayons pas peur des mots, et ne nous cachons pas derrière un vocabulaire d’expert complètement hors de propos, le monde de Balzac est un monde foncièrement injuste. Au-dessus de la société, ou parfois à ses marges, règnent des êtres sur puissants, financiers (Nucingen), nobles (Diane de Maufrigneuse…), les juges (Camusot), les policiers (Corentin), et même les criminels (Vautrin, alias Jacques Colin, ou Carlos Herrera). Au bas de la société vivent les exploités, et entre les deux naviguent des êtres qui soit s’élèvent et retombent par manque naïveté, idéalisme ou manque de duplicité (César Birotteau), ou alors parviennent à se maintenir en s’adaptant à leur environnement (Rastignac). Nous croyons que l’œuvre de Balzac est à la fois un reflet de la société française qui s’ébauche dans les années trente, une société de vaincus (vaincus de la guerre, retard industriel, futurs colonisateurs africains et déjà vaincus dans la course aux colonies du Canada et des Indes, futurs vaincus contre la Prusse, révolutionnaires vaincus, nobles en perte de vitesse, bonapartistes vaincus, vaincus des classes sociales populaires, futurs vaincus de la noblesse…), dont la multiplication de révolutions qui étayent le siècle, et qui nous donneront le Second Empire et la Troisième République, explique le profond ressentiment et la déchirure, que cette société là, Balzac la comprend et l’explique, mais qu’en retour, l’œuvre de Balzac façonne aussi le pessimisme fondamental de la société française depuis le Dix Neuvième siècle, si différent de la France des Lumières.
Balzac et le fantastique
On oublie souvent que Balzac est un écrivain du fantastique. Comme nous le disions, « La peau de chagrin » est probablement notre livre préféré, et d’ailleurs Balzac lui-même attachait un grand prix à ses « Études philosophiques » dont « La peau de chagrin » faisait partie. De même que son admiration pour Walter Scott l’avait tourné vers le roman historique, et avait donné « Les Chouans », son intérêt pour Hoffmann le pousse vers le genre fantastique. « Maître Cornélius », « Séraphîta », « Sarrasine », et évidemment « La peau de chagrin ». Avec la traduction des contes d’Hoffmann en France, Balzac trouve le genre trop commun, et se tournera vers d’autres objets littéraires.
Balzac et le roman policier
Nous en parlerons davantage au moment de la publication de « Splendeurs et misères des courtisanes », mais Balzac est-il l’inventeur du roman policier ? « Une ténébreuse affaire », « Splendeurs et misères des courtisanes », « L’auberge rouge » autant d’affaires policières, où est démonté le système judiciaire, où s’affrontent policiers machiavéliques et criminels sans scrupules, où l’enquête et les éléments de l’enquête sont analysés, où la psychologie des criminels est examinée à la loupe.
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Études philosophiques
À Monsieur le Général Baron de Pommereul,
En souvenir de la constante amitié qui
a lié nos pères et qui subsiste entre les fils.
De Balzac.
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Il est une nature d’hommes que la Civilisation obtient dans le Règne Social, comme les fleuristes créent dans le Règne végétal par l’éducation de la serre, une espèce hybride qu’ils ne peuvent reproduire ni par semis, ni par bouture. Cet homme est un caissier, véritable produit anthropomorphe, arrosé par les idées religieuses, maintenu par la guillotine, ébranché par le vice, et qui pousse à un troisième étage entre une femme estimable et des enfants ennuyeux. Le nombre des caissiers à Paris sera toujours un problème pour le physiologiste. A-t-on jamais compris les termes de la proposition dont un caissier est l’X connu ? Trouver un homme qui soit sans cesse en présence de la fortune comme un chat devant une souris en cage ? Trouver un homme qui ait la propriété de rester assis sur un fauteuil de canne, dans une loge grillagée, sans avoir plus de pas à y faire que n’en a dans sa cabine un lieutenant de vaisseau, pendant les sept huitièmes de l’année et durant sept à huit heures par jour ? Trouver un homme qui ne s’ankylose à ce métier ni les genoux ni les apophyses du bassin ? Un homme qui ait assez de grandeur pour être petit ? Un homme qui puisse se dégoûter de l’argent à force d’en manier ? Demandez ce produit à quelque Religion, à quelque Morale, à quelque Collége, à quelque Institution que ce soit, et donnez-leur Paris, cette ville aux tentations, cette succursale de l’Enfer, comme le milieu dans lequel sera planté le caissier ? Eh ! bien, les Religions défileront l’une après l’autre, les Colléges, les Institutions, les Morales, toutes les grandes et les petites Lois humaines viendront à vous comme vient un ami intime auquel vous demandez un billet de mille francs. Elles auront un air de deuil, elles se grimeront, elles vous montreront la guillotine, comme votre ami vous indiquera la demeure de l’usurier, l’une des cent portes de l’hôpital. Néanmoins, la nature morale a ses caprices, elle se permet de faire çà et là d’honnêtes gens et des caissiers. Aussi, les corsaires que nous décorons du nom de Banquiers et qui prennent une licence de mille écus comme un forban prend ses lettres de marque, ont-ils une telle vénération pour ces rares produits des incubations de la vertu qu’ils les encagent dans des loges afin de les garder comme les gouvernements gardent les animaux curieux. Si le caissier a de l’imagination, si le caissier a des passions, ou si le caissier le plus parfait aime sa femme, et que cette femme s’ennuie, ait de l’ambition ou simplement de la vanité, le caissier se dissout. Fouillez l’histoire de la caisse ? vous ne citerez pas un seul exemple du caissier parvenant à ce qu’on nomme une position. Ils vont au bagne, ils vont à l’étranger, ou végètent à quelque second étage, rue Saint-Louis au Marais. Quand les caissiers parisiens auront réfléchi à leur valeur intrinsèque, un caissier sera hors de prix. Il est vrai que certaines gens ne peuvent être que caissiers, comme d’autres sont invinciblement fripons. Etrange civilisation ! La Société décerne à la Vertu cent louis de rente pour sa vieillesse, un second étage, du pain à discrétion, quelques foulards neufs, et une vieille femme accompagnée de ses enfants. Quant au Vice, s’il a quelque hardiesse, s’il peut tourner habilement un article du Code comme Turenne tournait Montécuculli, la Société légitime ses millions volés, lui jette des rubans, le farcit d’honneurs, et l’accable de considération. Le Gouvernement est d’ailleurs en harmonie avec cette Société profondément illogique. Le Gouvernement, lui, lève sur les jeunes intelligences, entre dix-huit et vingt ans, une conscription de talents précoces ; il use par un travail prématuré de grands cerveaux qu’il convoque afin de les trier sur le volet comme les jardiniers font de leurs graines. Il dresse à ce métier des jurés peseurs de talents qui essaient les cervelles comme on essaie l’or à la Monnaie. Puis, sur les cinq cents têtes chauffées à l’espérance que la population la plus avancée lui donne annuellement, il en accepte le tiers, le met dans de grands sacs appelés ses Écoles, et l’y remue pendant trois ans. Quoique chacune de ces greffes représente d’énormes capitaux, il en fait pour ainsi dire des caissiers ; il les nomme ingénieurs ordinaires, il les emploie comme capitaines d’artillerie ; enfin, il leur assure tout ce qu’il y a de plus élevé dans les grades subalternes. Puis, quand ces hommes d’élite, engraissés de mathématiques et bourrés de science, ont atteint l’âge de cinquante ans, il leur procure en récompense de leurs services le troisième étage, la femme accompagnée d’enfants, et toutes les douceurs de la médiocrité. Que de ce Peuple-Dupe il s’en échappe cinq à six hommes de génie qui gravissent les sommités sociales, n’est-ce pas un miracle ?
Ceci est le bilan exact du Talent et de la Vertu, dans leurs rapports avec le Gouvernement et la Société à une époque qui se croit progressive. Sans cette observation préparatoire, une aventure arrivée récemment à Paris paraîtrait invraisemblable, tandis que, dominée par ce sommaire, elle pourra peut-être occuper les esprits assez supérieurs pour avoir deviné les véritables plaies de notre civilisation qui, depuis 1815, a remplacé le principe Honneur par le principe Argent.
Par une sombre journée d’automne, vers cinq heures du soir, le caissier d’une des plus fortes maisons de banque de Paris travaillait encore à la lueur d’une lampe allumée déjà depuis quelque temps. Suivant les us et coutumes du commerce, la caisse était située dans la partie la plus sombre d’un entresol étroit et bas d’étage. Pour y arriver, il fallait traverser un couloir éclairé par des jours de souffrance, et qui longeait les bureaux dont les portes étiquetées ressemblaient à celles d’un établissement de bains. Le concierge avait dit flegmatiquement dès quatre heures, suivant sa consigne : – La Caisse est fermée. En ce moment, les bureaux étaient déserts, les courriers expédiés, les employés partis, les femmes des chefs de la maison attendaient leurs amants, les deux banquiers dînaient chez leurs maîtresses. Tout était en ordre. L’endroit où les coffres-forts avaient été scellés dans le fer se trouvait derrière la loge grillée du caissier, sans doute occupé à faire sa caisse. La devanture ouverte permettait de voir une armoire en fer mouchetée par le marteau, qui, grâce aux découvertes de la serrurerie moderne, était d’un si grand poids, que les voleurs n’auraient pu l’emporter. Cette porte ne s’ouvrait qu’à la volonté de celui qui savait écrire le mot d’ordre dont les lettres de la serrure gardent le secret sans se laisser corrompre, belle réalisation du Sésame ouvre-toi ! des Mille et Une Nuits. Ce n’était rien encore. Cette serrure lâchait un coup de tromblon à la figure de celui qui, ayant surpris le mot d’ordre, ignorait un dernier secret, l’ultima ratio du dragon de la Mécanique. La porte de la chambre, les murs de la chambre, les volets des fenêtres de la chambre, toute la chambre était garnie de feuilles en tôle de quatre lignes d’épaisseur, déguisées par une boiserie légère. Ces volets avaient été poussés, cette porte avait été fermée. Si jamais un homme put se croire dans une solitude profonde et loin de tous les regards, cet homme était le caissier de la maison Nucingen et compagnie, rue Saint-Lazare. Aussi, le plus grand silence régnait-il dans cette cave de fer. Le poêle éteint jetait cette chaleur tiède qui produit sur le cerveau les effets pâteux et l’inquiétude nauséabonde que cause une orgie à son lendemain. Le poêle endort, il hébète et contribue singulièrement à crétiniser les portiers et les employés. Une chambre à poêle est un matras où se dissolvent les hommes d’énergie, où s’amincissent leurs ressorts, où s’use leur volonté. Les Bureaux sont la grande fabrique des médiocrités nécessaires aux gouvernements pour maintenir la féodalité de l’argent sur laquelle s’appuie le contrat social actuel. (Voyez les Employés) La chaleur méphitique qu’y produit une réunion d’hommes n’est pas une des moindres raisons de l’abâtardissement progressif des intelligences, le cerveau d’où se dégage le plus d’azote asphyxie les autres à la longue.
FIN DE L’EXTRAIT
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